Verka Serdiuchka
La seconde place d'Andriy Danilko, ou plus précisément de son personnage Verka Serdiuchka, lors du concours de l'Eurovision 2007, a étonné à la fois les admirateurs et les critiques de cet artiste ukrainien. « Ceux à qui tout le monde accorde la seconde place ont des titres indiscutables à la première », disait Jonathan Swift. Reste que ce succès était inattendu – nombreux sont ceux qui croyaient que le « phénomène Serdiuchka » était typiquement et culturellement post-soviétique, et difficilement exportable. Au final, il faudra bien convenir que l'humour et la satire de Danilko dépassent résolument les frontières.
Serdiuchka était à la base un personnage humoristique qui avait son propre programme télévisé, dans lequel elle apparaissait en conducteur de train. L'émission, alternant musique et interviews de stars du cinéma russe et ukrainien dans une ambiance détendue, a rapidement connu un grand succès. C'est alors que Serdiuchka a commencé à chanter... Que pouvons-nous aujourd'hui attendre de Serdiuchka ? C'est ce que révèle cette interview d'Andriy Danilko, un homme qui connaît Serdiuchka mieux que nous tous...
Andriy, le site Internet de Serdiuchka indique que Verka existait déjà en 1990. C'est vrai ?
C'est exact. Le 8 mars 1990 marque le jour de son anniversaire. [Le 8 mars, Journée de la Femme, est dans tout l'espace post-soviétique un jour férié, NdT]. Au début, les gens n'étaient pas très chauds à l'idée d'accueillir sur scène le personnage de Serdiuchka lors des célébrations festives de la journée de la Femme. Maisnous avons commencé notre spectacle, et ce ne fût pas un simple succès, mais un réel triomphe. Il y a eu plusieurs rappels, on nous a applaudi chaleureusement. Je n'ai pas tout de suite pris la mesure de cette réaction aussi enthousiaste. Nous croyions que les gens allaient nous apprécier, mais jamais nous n'aurions imaginé un tel engouement.
Et comment ce personnage est-il né, vous avez mis beaucoup de temps à le concevoir ?
Non, ce fut assez rapide. Serdiuchka a mis beaucoup de temps à se développer, et continue encore à évoluer. Quand j'étais à l'école, déjà, j'imitais les professeurs, le personnel féminin de l'école. Ce n'était pas sérieux, seulement du cabotinage. Mais les réactions à ces parodies m'ont moi-même étonné, et j'ai voulu développer et mettre en commun toutes les idées qui émergeaient dans la peau de ce personnage. La naissance de Serdiuchka n'a pas été difficile...
Comment définir Serdiuchka ? C'est de la dérision, de la satire, de l'humour, ou autre chose ?
Vous savez, ma relation à Serdiuchka change tous les ans. Et je n'aime pas revoir les anciennes performances – il faut tourner la page. Au début, Serdiuchka n'existait que pour faire rire, pour amuser. Et avec le temps, elle s'est transformée en quelque chose de plus artistique, elle est devenue une sorte de personnage provocateur, dans le bon sens du terme. C'est quelqu'un qui dit tout haut la vérité. Elle ne connaît aucune limite, aucun tabou, elle peut dire tout ce qu'elle pense. Et lors de ma dernière tournée en France, j'ai compris que cette attitude était universelle, c'était compris partout, peu importe le pays où je performais. Serdiuchka intéresse les gens. Nous avons réussi à détruire le mythe qui voulait que Serdiuchka était un personnage typiquement slave, qui ne trouverait aucun écho ailleurs en Europe.
L'auteur d'origine ukrainienne Nicolas Gogol, avant de devenir un écrivain réputé, était comédien, et il jouait notamment des rôles féminins. On disait de lui qu'il parvenait à incarner des rôles de femmes mieux encore que les comédiennes. C'est aussi le cas pour Serdiuchka. Pourrait-on dire que c'est un métier d'homme que de parodier la femme ?
Il y a un grand nombre d'humoristes féminines de talent. Mais il semble que les hommes se démarquent davantage lorsqu'ils interprètent des rôles féminins. Peut-être est-ce dû au fait que nous nous préoccupons moins de l'apparence lorsque nous jouons ces rôles.
Le contraste entre l'extravertie Serdiuchka et le pudique Andryi Danilko est saisissant...
Je ne suis pas « pudique ». Mais enfin, je suis moins émotif que Serdiuchka...
Est-ce que le passage de Danilko en Serdiuchka vous demande beaucoup d'efforts ?
Non, cette transformation n'est pas très exigeante pour moi. Quand je vois des parodies de Serdiuchka, je m'aperçois qu'ils ne la comprennent pas du tout. Pourquoi, depuis la naissance de Serdiuchka, personne n'a réussi à obtenir un succès pareil dans le genre ? Je trouve qu'il y a de plus en plus de parodies et de déguisements travestis aujourd'hui, et parfois jusqu'à la nausée. Il ne s'agit pas de changer de vêtements pour se transformer en femme. Il ne s'agit pas seulement de l'apparence, c'est totalement autre chose. Quand les gens regardent la télé ou assistent à un spectacle et oublient que derrière Serdiuchka se cache un homme, lorsqu'ils disent simplement : « elle, c'est Verka Serdiuchka », alors c'est que la transformation fonctionne. Les gens ne doivent pas voir dans le spectacle de Serdiuchka du déguisement.
Tout est question de proportion. Vous noterez que nos apparitions publiques sont mesurées : seulement durant les périodes de fêtes, plus quelques clips ci et là. Serdiuchka doit être en permanence un événement, elle ne doit pas être constamment en représentation, comme les autres comédiens – elle est différente. C'est comme le caviar : impossible d'en manger trop, c'est dangereux pour le foie...
Il est intéressant de constater que le personnage de Serdiuchka ne laisse personne indifférent en Ukraine : soit on l'adore, soit on la déteste.
C'est presque vrai. En fait, il y a encore et toujours un petit cercle de gens qui sont indifférents à Serdiuchka. Mais c'est également très intéressant de constater que ceux-là mêmes sont tout autant au courant des activités de Serdiuchka que les autres. Et souvent, lorsque finalement ils assistent à un spectacle, ils changent d'avis. Ils viennent me voir et me disent : « ce soir, nous avons vu différemment ce personnage ».
Lorsque vous vous êtes rendu à Helsinki pour la finale de l'Eurovision, il y a eu des mouvements de protestation... Ne craignez-vous pas, à l'instar de certains de vos concitoyens, que Serdiuchka pourrait donner une image négative de l'Ukraine dans le monde ?
Quand les gens se demandent, « comment est-il possible que Serdiuchka représente l'Ukraine », c'est ridicule. Et par qui donc le pays devrait-il être représenté ? Par nos querelleurs de politiciens ? Je ne suis pas un Président qui représente son pays. Je suis le représentant d'un genre artistique qui existe en Ukraine, et qui est, au final, peut-être plus sincère que le milieu politique. Avant l'Eurovision, j'étais la honte de l'Ukraine, et puisque je suis arrivé deuxième, je suis devenu une fierté nationale. Il faut se méfier de ce genre de sentiments, et prendre avec beaucoup de distance tant les honneurs que les reproches.
Lors de l'Eurovision, notre spectacle était festif – tant la chanson en elle-même que l'ambiance que nous créons autour. Nous avions la tâche de divertir et d'exciter le public. Le jury nous a apprécié non pas parce que nous étions les meilleurs, mais parce que les gens veulent quelque chose de différent. Il n'est pas question de première, ou de seconde place. Bon, bien sûr, nous ne voulions pas arriver dixième... Mais notre véritable succès, ce n'est pas cette seconde place, c'est le fait que, par exemple, c'est la première chanson de l'Eurovision qui se classe au hit-parade anglais sans même avoir de single ou de disque dans les magasins. Nous avons aussi été sixième au hit-parade français... Il y a une demande en Europe pour ce genre artistique, et les gens savent quoi en faire : danser, avoir du plaisir, voilà ce que les gens veulent !
Avez-vous remarqué une différence entre les publics ukrainiens et européens ?
Pas du tout. Pourtant ma grande honte est de ne maîtriser aucune langue étrangère. Si je savais parler d'autres langues, ce serait beaucoup plus drôle. Lors de mes passages à des talk-shows, je ne sais jamais exactement comment je serai traduit, si les bons mots seront choisis. C'est très difficile de traduire l'humour. C'est pourquoi jusqu'à maintenant seulement la chanson peut faire connaître réellement Serdiuchka, mais je m'attache à ce que ceci change...
Serdiuchka a conquis la Russie, elle est maintenant connue en Europe. C'est la première star ukrainienne a s'être vu offrir des contrats par les plus grands studios d'enregistrement. Pourtant, Serdiuchka est difficilement prise au sérieux comme chanteuse, mais malgré tout chacune de ses chansons devient un tube. Comment expliquer ceci ?
Vous savez, peu m'importe au fond qu'elle soit perçue comme une vraie chanteuse ou non. Lorsque l'on évoque Serdiuchka la chanteuse, on le dit toujours avec ironie. Monserat Cabalie est une chanteuse, mais Serdiuchka fait un spectacle. Et moi-même, je ne suis probablement pas un acteur, je fais un spectacle. Un acteur, c'est quelqu'un comme Jack Nicholson ou Armen Djigarkhanian... Je ne suis pas non plus régisseur, à la base, même si je me dirige moi-même – et je ne le fais pas très bien. Ce serait préférable d'avoir quelqu'un, à mes côtés, quelqu'un qui vous aide et qui vous permet de vous développer. Mais je poursuit sur ma lancée, avec ma propre idée : il y a un grand nombre de chansons tristes, mais ne peut pas y avoir que ça, il doit aussi y avoir quelqu'un pour faire des chansons joyeuses. Récemment en Ukraine a été lancée la « Star Academy ». Lors de la première émission, Serdiuchka a dit aux participants : « Nous assistons aujourd'hui à la naissance de plusieurs stars. Il y aura certainement des abandons et des couacs, des choses biens et des gens formidables. Mais le plus important, mon plus grand souhait, c'est que tous, vous gardiez votre propre individualité ».
Est-ce que vous utilisez dans vos chansons des rythmes et des mélodies typiquement ukrainiens ?
Oui, tout à fait. Plus souvent qu'autrement, mes chansons ont un rythme ukrainien. Le « single » qui sort présentement en France s'appelle « Gop-Gop » - et la chanson est en ukrainien. J'ai longtemps hésité, puisqu'en Ukraine la chanson est connue depuis longtemps. Mais en France, ils ont insisté, alors je l'ai fait.
Est-ce que l'Ukraine vous manque quand vous voyagez à l'étranger ?
En fait, mon lit me manque ! Et parfois, mon studio. Mais quand nous sommes allés en France, je n'ai pas eu le temps de rester suffisamment longtemps pour voir le pays, comprendre l'aura que dégage la ville. Dommage, car c'est à ce moment que l'on découvre vraiment qui sont les gens, ce qui les faire rire, ce qu'ils aiment... Mais je n'ai pas eu assez de temps. A Paris, les gens ont pris des photos de Serdiuchka, des autographes... Mais il ne s'agit pour le moment que de perception visuelle, avec cette étoile sur la tête qui distingue Serdiuchka... Enfin, on verra bien, je ne crois pas que nous aurons un méga-succès en Europe, mais qui sait ? Nous n'allons peut-être par remplir des stades entiers, mais ça vaut le coup d'essayer.
Est-ce qu'en Europe on vous pose des questions sur l'Ukraine ? Y a-t-il eu des moments amusants du fait que vous êtes Ukrainien ?
Vous savez, nous sommes inconnus en Europe. En France, il y a cette émission, « Hit Machine », durant laquelle on invite les participants à s'isoler dans une pièce où il y a un écran géant avec deux images diffusées simultanément. Et on me posait la question, « à quoi associez-vous l'Ukraine » en projetant deux images : l'une montrait des clochards, l'autre, le groupe musical « Ozone ». Comme vous le voyez, aucune des images n'avait de lien direct avec l'Ukraine. Mais j'ai dit, « puisque vous m'offrez un choix si brillant, je vais prendre Ozone ». Apparemment, ils ne savait pas que le groupe « Ozone » était moldave, et non pas ukrainien... Ca vient de « quelque part par là-bas », et c'est tout...
Lors de la dernière campagne électorale en vue des législatives en Ukraine, il y avait des rumeurs disant que vous pensiez peut-être vous présenter à la députation. Pourquoi ne l'avez-vous pas fait ?
On ne peut s'asseoir sur deux chaises en même temps. Si vous vous engagez quelque part, vous devez abandonner le reste. Et j'ai beaucoup de travail, avec mon équipe. Nous avons des tournées déjà programmées, des albums en préparation. Peut-être, un jour, je m'aventurerai en politique. Mais ce n'est pas simple, et je vois la politique un peu comme un piège. Ceci dit, j'ai certaines idées à défendre. Serdiuchka pourrait s'engager, notamment pour mettre en place des lois sur le cinéma, sur le droit d'auteur, des dossiers qui n'intéressent pas suffisamment les gens pour le moment.
L'Ukraine, c'est un jeune pays qui cherche à se faire entendre, à trouver sa place dans le monde...
Oui, et nous tentons d'y participer à notre façon. Serdiuchka, c'est la colombe ukrainienne de la paix. Elle, ainsi que le personnage de sa mère, sont des ambassadeurs de la bonne volonté. Elles arrivent dans un nouveau pays, elles rient, elles tentent de se faire de nouveaux amis... On voudrait attirer l'attention des gens sur l'Ukraine par nos chansons, nos blagues, nos cabotinages, nous voulons être compris par les Européens, leur montrer que nous savons rire, chanter et nous amuser comme tout le monde... Même si notre succès repose sur l'exagération de nos personnages, nous voulons que les gens nous demandent : « l'Ukraine, c'est cool ? » Oui, c'est cool ! « L'Ukraine, c'est bien ? » Oui, c'est bien ! Exactement ce qui s'est passé, d'ailleurs, durant l'Eurovision.
Qu'est-ce que les gens connaissent de nous pour le moment ? Ils connaissent Shevchenko, les frères Klitchko, Ruslana et Serdiuchka – et bien sûr, la Révolutionorange. Est-ce que ça représente réellement l'Ukraine ? En fait, nous avons aussi Vakartchuk, Bilyk, Via-Gra, VV, Mogilevskaia, Sofia Rotaru, le Trio Marenychi... Un spectre varié d'artistes, de célébrités... Ce sont tous ces gens qui créent l'image que nous diffusons au monde, notre potentiel culturel. Il faut montrer tout ça, tous ces gens, en Russie, en Europe. Ne pas en avoir honte. Et alors, le reste du monde apprendra à nous connaître.